J'ai toujours eu des scrupules avec les documentaires. Les réalisateurs/réalisatrices sont généralement privilégié.e.s par rapport aux personnes qu'ils filment, ce qui signifie que la relation est faussée dès le départ. Vous arrivez, vous devez créer rapidement une relation avec les gens, puis vous obtenez votre film, votre argent, vos récompenses, etc. et eux qu'est-ce qu'ils y gagnent ?
La relation ne peut pas être construite sur un échange d'argent, sinon c'est de la prostitution, mais de l'argent doit quand même changer de mains, et c'est une équation délicate.
Heureusement, rien de tout cela ne me regarde, je ne suis qu'une cadreuse avec ma propre survie en tête. Quand même. L'impression persistante d'être une touriste. Et je n'aime pas beaucoup ça.
Et puis les vrais gens mentent. D'affreux petits mensonges humains. En fiction, c'est différent, les mensonges mènent à une vérité émotionnelle plus profonde. (La fiction est mon premier amour. Celui qu'on n'oublie jamais)
Mais les documentaires peuvent être assez transformateurs pour les cinéastes, et celui-ci n'a pas fait exception.
"Nous ne faisons pas des films pour gagner plus d'argent,
nous gagnons de l'argent pour faire plus de films."
Walt Disney
Notre personnage principal est un épicier qui travaille et vit dans la capitale.
Il n'a aucune formation en cinéma, mais toute l'année, il travaille à l'écriture d'un scénario en amazigh, et pendant les vacances, de retour dans sa région dans la montagne, il le tourne avec des jeunes du coin (ses amis).
Sur ses propres économies.
Tout ce va-et-vient (la ville où il vit seul, parle arabe, est méprisé et économise chaque centime/la montagne où il est admiré, parle amazigh, vit en communauté, dépense son argent durement gagné pour ses films) me donne l'impression d'un immigré.
Dans son propre pays.
C'est du cinéma primitif, presque sans découpage, la plupart des scènes sont tournées en un plan, et ce ne sera peut-être pas le meilleur film du monde, mais le sérieux avec lequel les acteurs (agriculteurs dans la vraie vie) apprennent studieusement leur texte, et l'implication de tout le village font chaud au cœur.
Toutes les émotions liées au tournage d'une fiction sont là, mais en plus brut, et c'est beau de voir l'enfance de mon premier amour, à distance.
Les actrices viennent de la ville, et il semble que les trouver n'a pas été une mince affaire.
Jusqu'à ce que le lion apprenne à écrire, toutes les histoires glorifieront le chasseur.
Dicton africain
Lors d'un festival de musique que nous filmons, les organisateurs viennent me voir pour me dire
que je ne devrais pas filmer (leurs) femmes.
Les femmes elles-mêmes refusent d'être filmées dans leurs activités quotidiennes, ce qui est déprimant. ("Dégradant, honteux")
Je n'aime pas invisibiliser les femmes, mais j'aime beaucoup avoir le consentement des gens que je filme, alors je prends ce qu'elles veulent bien me donner : des images de leurs mains quand elles font du pain, vont chercher du bois, font du feu, cuisinent, font la vaisselle, lavent les vêtements dans la rivière... Je me dis que si nous pouvons obtenir leurs témoignages audio et monter les deux ...
La productrice arrive. Elle dit aux femmes qu'elle est mal à l'aise à l'idée de ne montrer que leurs mains, parce que c'est ce qu'on fait avec les criminels de guerre. Sont-elles des criminelles ?
Elle dit qu'elle voit des femmes honnêtes, qui essaient de gagner leur vie, qui n'ont rien à se reprocher. Elle demande qui on voit à la télé ? Des gens importants, voilà qui ! Elle souligne que si elles refusent de se représenter et de raconter leurs histoires, elles risquent d'être mal représentées et leurs histoires ignorées. Elle dit qu'elle ne peut pas promettre que le fait de les filmer va magiquement changer leur réalité, car ce serait mentir, mais elle cite le Coran et explique que Dieu lui-même, dans toute sa puissance, ne peut pas aider ceux qui refusent de s'aider eux-mêmes. Les femmes commencent à changer d'avis.
Nous finirons par n'interviewer que les actrices, mais cette conversation était assez prodigieuse.
Je trouve l'interdiction de filmer les femmes assez déprimante. Comme si leur corps et leur image appartenaient aux hommes. Mais quel pays arriéré!, me dis-je, mais sur la télé de Zaynab, une voix masculine donne des notes aux stars américaines à propos de leurs tenues de la semaine (attention aux "fashion faux-pas") et une star blonde dont je n'ai jamais entendu parler parle de "revenge-porn". Même au pays des braves et des hommes libres, l'apparence et la sexualité des femmes peuvent toujours être retenues contre elles.
Il prend différentes formes et différentes saveurs, certaines indéniablement pires que d'autres, mais tout comme le changement climatique, le patriarcat est un problème mondial.
Une femme phénoménale
Maya Angelou
J'ai rencontré Zaynab à la rivière. Nous avons tout de suite sympathisé. Elle m'a laissé filmer ses mains pendant qu'elle faisait la lessive et m'a appris à dire "mains" (ifassen) et "visage" (oudem) en amazigh.
Elle a ensuite continué en me disant comment nommer mes parties intimes (seins, cul, chatte, la sainte trinité de la féminité). Lorsque d'autres femmes sont arrivées à la rivière, elle m'a invitée à partager ce que j'avais appris. Comme prévu, cela les beaucoup amusées. Sur le ton de la plaisanterie, elle m'a suggéré de répéter ces mots aux hommes lorsqu'ils se réuniraient tous au déjeuner et de les observer.
Imaginer leur stupéfaction et leur choc m'a fait hurler de rire. Cela peut sembler enfantin, vulgaire, ridicule. Mais ce qu'elle disait était bien plus profond. Elle laissait entendre que (ma) sexualité est un accès à une force vitale brute, indomptée, incontrôlable dont (la plupart) des hommes ont peur, mais que je devrais me l'approprier. Approprie-toi ta force, femme. Possède-la.
"La prière est un chemin là où il n'y en a pas"
Noah Benshea
Mi Rqia soigne la petite Layla en passant un œuf sur son corps fiévreux, en répétant une prière. L'œuf, chargé de la maladie, est ensuite cassé, rempli de farine, puis jeté dans la rivière. Puis on frotte du sel gemme sur les mains et les pieds de l'enfant.
Je suis idéalement placée pour filmer, mais je m'en abstiens. Si quelque chose devait arriver à l'enfant je serais considéré comme responsable. Nous n'avons pas encore établi suffisamment de confiance. Le lendemain, la petite Layla se sent bien. Je mentionne le rituel à la productrice lorsqu'elle vient et nous prévoyons de le filmer, mais cette fois, "pour de faux", en demandant à l'une des actrices de faire semblant d'être malade. En vain. Chaque fois que nous la cherchons, Mi Rqia a disparu. Je ne suis pas très à l'aise à l'idée de filmer des rituels magiques (une partie de moi craint que cela ne diminue leur pouvoir, et que cela ne se retourne contre nous si quelqu'un ment en prétendant être malade). Secrètement, je suis soulagée.
Je recroise Mi Rqia plus tard. Elle est de retour de la montagne où elle a été appelée au chevet d'une amie. Elle a l'air découragée comme seuls les professionnels de la santé peuvent l'être lorsqu'ils sont appelés trop tard. Son amie est à l'hôpital avec un Covid et du diabète, elle me dit qu'elle a fait ce qu'ils lui ont demandé, mais elle semble se demander ce que les gens espèrent, vraiment.
Le paradis n'a pas d'avenir
La montagne est un paradis pour les enfants. Ils cueillent les fruits dans les arbres, boivent l'eau de la source, chantent des chansons, lancent des pierres, savent faire du feu - de vraies compétences de vie.
Je suis impressionnée par ces enfants, leur intelligence, leur liberté, leur joie féroce. Leur nombre aussi.
Les femmes ont au moins 4 enfants. Leurs mères en avaient au moins 8, et la prise de conscience de la surpopulation augmente. Le sol et l'eau hérités des ancêtres ne produisent pas assez pour nourrir tout le monde, et dans les montagnes, il est évident que les terres arables ne peuvent pas être étendues indéfiniment, mais il faut bien des bras pour les exploiter.
C'est un monde complexe.
L'école locale s'arrête après l'école primaire, la route est mauvaise, le transport cher, donc poursuivre des études au delà du primaire n'est pas une évidence, surtout pour les filles.
Les adolescentes rêvent toutes d'épouser un citadin, pour échapper aux harassantes tâches des femmes et bénéficier de toutes les facilités, et de la liberté de la grande ville. Je les comprends, et en même temps je n'ai pas ressenti une telle chaleur humaine depuis très longtemps. La grande ville est froide et le confort se paie, mais comment leur dire?
Pas d'emploi pour les hommes dans le village. Ils cherchent des petits boulots (serveur, chauffeur) dans la ville la plus proche pour aider leur famille. Très attachés à leur terre, ils restent aussi proches que possible et reveniennent souvent. La femme de leurs rêves est une montagnarde, jugée plus endurante, et moins exigeantes que les filles de la ville. Élever une famille en ville coûterait beaucoup trop cher par rapport aux salaires qu'ils peuvent espérer, alors ils prévoient de laisser leurs épouses au village, et de venir les voir quand ils le pourront. C'est comme ça que la vie s'organise déjà. Les hommes seuls en ville. Les femmes seules au village avec leurs enfants, très isolées l'hiver, quand la neige rend la route impraticable. Tout cela contribue à faire rêver leurs filles de l'homme de la grande ville qui viendrait les sauver.
Dans une voiture de mort, nous sommes en vie
Il y a peut-être 15 hommes debout à l'arrière du camion. Pas de route asphaltée. Un sentier dans la montagne. Ils doivent baisser la tête à chaque fois que nous croisons des arbres. La moindre erreur pourrait être fatale, mais il semble que le camion (et sa cargaison) sont protégés. La productrice et moi (les deux seules femmes) sommes assises. Je filme ce que je peux. Étonnamment, je ne ressens aucune peur. La vie a toujours été un combat pour ces hommes, mais sur cette piste, tout au long du chemin, ils chantent. Ils retrouvent leur fierté d'être des hommes, dans la nature. Et c'est beau de se sentir inclues.
Heisenberg
J'ai demandé à la productrice (également réalisatrice) ce qu'elle y gagnait. Pourquoi tous ces efforts ? Pour son prochain projet, elle va consacrer trois ans de sa vie (au minimum) à montrer les conditions de travail des femmes en milieu rural. Et il est peu probable que son film change quelque chose à ces conditions. On peut filmer l'injustice sociale jusqu'à en perdre haleine, est-ce que ça a un effet quelconque? Qui est-ce que ça intéresse, de toutes façons?
Je ne crois pas beaucoup à l'information pour changer les choses, (les gens savent) plutôt que le changement ne peut débuter que de l'intérieur, par une exploration profonde, honnête - et oui, douloureuse - de nos propres ombres. Je crois en la poésie.
La productrice sourit. Le fait d'avoir des relations intimes avec des personnes qu'elle n'aurait jamais fréquentées sans ses films lui donne le sentiment de créer des familles alternatives et de vivre d'autres vies que la sienne. Une compréhension plus profonde de la condition humaine. Plus de compassion.
Elle ajoute que la plupart des personnages de ses films ont vu leur vie (ou leur perspective sur leur vie) évoluer radicalement après avoir été filmés. Pour le mieux. Parce que le temps que vous prenez avec les gens, l'attention que vous leur portez, en leur montrant que leur histoire a de la valeur, renforce leur estime de soi ; la présence même d'un observateur affecte la réalité observée. Éclair de compréhension. Il y a plus d'un chemin...